9- L'art d’anticiper une Révolution islamique | L'Iran, déçu mais debout | RoohSavar
Quatre ans avant l'avènement de la Révolution de 1979, des chercheurs de l’université de Téhéran mènent une enquête prophétique montrant un fort dynamisme islamiste notamment parmi la jeunesse du pays
Durant les années 1973 et 1975, un petit nombre de chercheurs et de sociologues de l’université de Téhéran ont mené une enquête à travers le pays. Ils ont observé un changement important au sein de la société notamment un fort dynamisme islamiste notamment parmi la jeunesse du pays. Ils parlent explicitement d’un dynamisme révolutionnaire qui viserait la structure de la société mais aussi le régime politique. Quatre décennies plus tard en 2014, 42 ans après leur étude, un ouvrage a été publié sur ce sujet montrant comment la société iranienne a connu peu à peu une organisation islamique moderne. Ce changement a mené le pays quelques années plus tard à la Révolution islamique.
Nous savons que les dirigeants du régime monarchique de l’époque n’ont pas apprécié les résultats de travail scientifique et les ont discrédités. Mais nous ignorons pourquoi après la Révolution les dirigeants de la République islamique d’Iran ont tant tardé à rendre publique cette enquête remarquable où on expose le dynamisme impressionnant du mouvement khomeyniste. Nous y voyons clairement comment les islamistes iraniens avant de révolutionner le pays, ont d’abord révolutionné et modernisé leur organisation ainsi que leur logiciel intellectuel pendant environ une quinzaine d’années de travail acharné mais discret.
« C’est surprenant pour nous aussi qui avons vécu la Révolution, de voir après toutes ces années ce travail et de voir que la voix de la société n’a pas été entendue », témoignent deux sociologues iraniens, Abbas Abdi et Mohsen Goudarzi qui ont découvert ces recherches et s’engagent à les publier.
Impressionnés par la précision des résultats de ces rapports, ils faisaient eux-mêmes partie de la jeunesse révolutionnaire et avaient un rôle actif dans le mouvement qui a renversé le régime de Mohammad Reza Chah Pahlavi. Cependant, tous les deux sont devenus plus tard très critiques les dirigeant actuels du régime.
Pour la petite histoire, Abbas Abdi, l’un des leaders de l’occupation de l’ambassade des Etats-Unis par les étudiants révolutionnaires khomeynistes le 4 novembre 1979 reconnue comme « la deuxième Révolution » par le Guide de la Révolution, Rouhollah Khomeiny, se retrouve emprisonné vingt-trois ans plus tard le 3 novembre 2002. Son délit : avoir mené et surtout publié les résultats d’une enquête qui montre que l’opinion publique iranienne n’est plus hostile envers les États-Unis.
Le régime du Chah déconnecté de la réalité du pays
Ce livre intitulé “ Une voix qui n’a pas été entendue “ réunit deux vastes recherches menées à la demande de l’État. Une première enquête comparative au sujet de l’élite et de la jeunesse iranienne est réalisée par l’université de Téhéran. Une deuxième recherche réalisée dans 23 villes et 52 villages des différentes provinces iraniennes est en réalité la première enquête d'opinion à l’échelle nationale en Iran. Dans sa dernière ligne droite de traitement des données, l’université de Téhéran profite du jeune institut français de sondage d’opinion publique IPSOS.
À travers des documents publiés dans le livre, on peut clairement voir que les responsables du régime de l’époque ne sont pas du tout satisfaits du résultat de ces recherches. Ils les critiquent et n’y accordent aucune importance.
À cette époque, l’Iran donne à l’international l’image d’un pays et d’une société qui se modernisent et s’occidentalisent rapidement. Néanmoins, ce travail montre qu’une autre réalité est présente dans les couches populaires de la société, ainsi que chez la jeunesse de la classe moyenne iranienne. L’image donnée par la propagande du régime du Chah est profondément déconnectée de la réalité.
« Ces recherches montrent la montée d’un désir et d’une volonté de retour à la tradition et à la religion parmi les élites et la population », s’expriment dans l’introduction de l’ouvrage les deux sociologues qui ont publié ce livre.
Le rôle indispensable de la religion dans le quotidien des Iraniens
La lecture de ce travail nous montre que dans les années 1970 « la société prend ses distances à l’égard de l’État et du régime. En revanche, elle se tourne vers la religion et la considère comme une réponse à ses problématiques ». La majorité des personnes interrogées se disent insatisfaites de la télévision nationale. Elles considèrent que les émissions de la télévision sont « non-spirituelles » et « immorales ». De plus, près d’un Iranien sur quatre ne va pas au cinéma parce qu’il considère cela comme un « péché ».
Les raisons pour lesquelles les gens ne vont pas au cinéma sont les suivantes : 23% considèrent qu’il s’agit d’un péché, 19% n’aiment pas, 18% n’ont pas le temps, 14% n’ont pas accès au cinéma et 10% n’ont pas les moyens financiers de s’y rendre.
Les questions simples mais précises posées par les sociologues de l’université de Téhéran en 1973-74 montrent que la société iranienne reste toujours profondément religieuse et spirituelle malgré la propagande occidentaliste du régime. En effet, 89% des personnes interrogées disent qu’elles prient régulièrement, et qu’elles font des offrandes à Dieu pour régler leurs problèmes quotidiens. Ou alors, 37% disent que si elles étaient dans une situation économique relativement confortable, elles dépenseraient leur argent dans des domaines religieux et spirituels, ou des activités caritatives.
Les nouveaux centres religieux, organisation à part entière vers la Révolution
Entre 1961 et 1972 le nombre de mosquées passe de 293 à 700 dans la ville de Téhéran. En 1973, selon une enquête évoquée dans l’ouvrage, il existe 909 mosquées à Téhéran. Selon une autre réalisée fin 1975, il y aurait minimum 1140 mosquées. Ainsi, en 14 ans, le nombre de mosquées aurait été multiplié par 5 ne serait-ce qu’à Téhéran.
« Une majorité importante des personnes interrogées dit prier tous les jours : 83% contre 6% qui ne prient jamais. 79% des personnes disent jeûner pendant le mois du Ramadan tous les ans. Il n’existe pas de différence fondamentale entre les hommes et les femmes. »
Une réorganisation moderne de la vie religieuse
Il n’est donc pas étrange de voir une société ayant un lien quotidien si profond avec la religion, chercher une réorganisation de sa vie religieuse. Une forte augmentation des livres religieux publiés à cette période, ainsi que l’ouverture de dizaines de centres religieux, n’étant pas sur le modèle traditionnel mais inspirés des outils modernes et une d’organisation horizontale et participative, seront des preuves indéniables de cette tendance.
Les chercheurs choisient deux périodes clées pour comprendre mieux les dynamismes sociaux et politiques du pays. La première période concerne de 1953, l’année du coup d’Etat dirigée par le CIA contre le gouvernement du Premier ministre populaire Mohammad Mossadegh, à 1963, l’année de l’arrestation en ensuite l’exil de l’ayatollah Khomeyni et en conséquence son émergence en tant que le principal leader qui incarne l’opposition au Chah. La deuxième période concerne de 1963 à 1975.
Selon les statistiques présentées dans l’ouvrage, seulement 10% des livres publiés dans la première période sont consacrés à la religion contre 25.82% à la fin de la deuxième période en 1972 où on constate la publication de 578 ouvrages religieux. « À la fin de l’année 1975, dans la ville de Téhéran, il existe environ 48 maisons d’édition religieuse dont 26% ont commencé leurs activités une dizaine d’années auparavant », évoquent les chercheurs.
Bien que la majorité des Iraniens pratiquent, d’une manière ou d’une autre la religion, on observe néanmoins une différence générationnelle. 71% des personnes interrogées vont régulièrement à la mosquée dont 36% déclarent s’y rendre tous les jours. Pourtant, les jeunes sont moins nombreux à être attirés par le réseau des mosquées que les personnes âgées. Contre 84% des personnes de plus de 65 ans fréquentant les mosquées, les personnes de 15 à 24 ans sont à 59% intéressées par le lieu traditionnel d’exercice de leur culte.
À côté de la place importante des mosquées considérées comme le réseau religieux traditionnel, on assiste au développement de nouvelles organisations religieuses. Le rapport montre qu’en 1974, durant les mois de muharram et de ramadan (sacré pour les musulmans chiites), environ 12300 « Héy’at », une nouvelle forme d’organisation religieuse plus souple que les mosquées, se constituent à Téhéran. Ces groupes ont pour mission l’organisation des cérémonies religieuses comme Ashura. « La plupart d’entre eux sont créés après 1965 », selon les enquêtes réunies dans « Une voix qui n’a pas été entendue ».
Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas le clergé chiite qui est à l’origine de la Révolution islamique. L’ayatollah Khomeiny a réussi à créer une organisation en parallèle des institutions traditionnelles religieuses. Il s’est appuyé sur une nouvelle génération des jeunes musulmans politisés, qui s’opposent à la modernité imposée par le Chah, mais qui est en même temps hostile à un islam politiquement inactif et philosophiquement traditionaliste. De 1963 à 1979, Khomeiny aura eu 16 ans pour forger son armée afin de renverser ses deux concurrents : le Chah, et le clergé traditionnel.
Les banques islamiques, une machine puissante de financement de la Révolution
Les données publiées montrent qu’en parallèle des organisations religieuses traditionnelles régies par certaines figures du clergé chiite, un vaste réseau culturel et économique religieux se développe. Ils profitent beaucoup des moyens modernes et n’ont aucun état d’âme à entrer en politique, contrairement au clergé traditionnel. En réalité, c’est après la révolte dirigée par l’ayatollah Khomeini en 1963, contestant les réformes politiques et économiques du Chah, qu’on assiste à l’émergence de cette nouvelle organisation religieuse.
Les études menées indiquent la création de 32 banques islamiques seulement à Téhéran entre 1969 et 1974. Ces petites banques locales qui ne chargent pas leurs clients d’intérêts financiers, jouent un rôle décisif de soutien économique à la population. Il s’agit d’organisations financières indépendantes, inspirées par un modèle traditionnel de la solidarité. Mais dans sa nouvelle forme modernisée elles seront inédites dans l’Histoire d’Iran : plus ou moins bureaucratiques, bien organisées, mais toujours solidaires et participatives. Ses réseaux financiers composés par des petites mais nombreauses organisations économiques jouerons plus tard un rôle central dans le financement de la Révolution islamique.
Une prédiction prophétique
En 1975, nos chercheurs anticipent un bouleversement en voie de réalisation en Iran : « les pays en voie de développement et plus spécifiquement des pays comme l’Iran qui possèdent des ressources importantes, ont connu depuis plusieurs décennies un développement économique et social important. Nous pouvons dire qu’ils ont connu simultanément des révolutions économiques, politiques et technologiques », en conclusion de leurs recherches, quatre ans avant l’avènement de la Révolution islamique.
En ce qui concerne l’avenir, Ils jugent « optimiste » le moral des Iraniens. « Notre pays, grâce à ses richesses économiques et culturelles aurait la capacité d’offrir au monde un nouveau modèle dans les domaines politiques, économique, sociétal, éducatif et culturel » concluent-ils en 1974. Quarante ans après, nous pouvons dire que ce constat s’est réalisé avec la Révolution islamique, mais pas forcément dans le sens où les auteurs des enquêtes s’y attendaient dans « Une voix qui n’a pas été entendue ».