07 - Pour l’espoir en Iran plutôt qu’une misérographie médiatique | L'Iran, déçu mais debout | RoohSavar
L’enjeu de la démocratie en Iran est de continuer la lutte contre la répression des conservateurs au pouvoir d’un côté et la dénonciation de la récupération géopolitique des rivaux du pays de l’autre.
La situation reste complexe pour les activistes prodémocraties en Iran. La dégradation de l’économie iranienne, en grande partie à cause du retour des sanctions occidentales voulu par Donald Trump en 2018, a fragilisé la société civile iranienne. L’enjeu est de continuer la lutte contre la répression des ultra-conservateurs iraniens au pouvoir d’un côté, et contre la récupération géopolitique des rivaux du pays de l’autre. Cela reste le véritable challenge des activistes des droits humains et la démocratie. Ils essaient de ne pas tomber dans le piège de l’un ou de l’autre. Ce qu’on constate depuis quelques années, c’est que ces deux forces rivales ont réussi à injecter encore plus de frustration dans la société iranienne.
Néanmoins, à force de se contenter la répétition sans fin de cette réalité désolante, nous avons fini par créer une image erronée et misérabiliste des Iraniens et des Iraniennes. Montrer que la vie en Iran est une horreur permanente, ce n’est pas montrer la réalité ni un acte humaniste.
Les productions artistiques, cinématographiques, littéraires, scientifiques, journalistiques en Iran montrent que malgré la censure de l’Etat et les sanctions internationales, la société iranienne reste l’une des plus progressistes dans la région avec originalité inspirante. Ce pays est un véritable laboratoire de modernisation autochtone qui trouve ses sources dans ses racines plurimillénaires.
La société iranienne se transforme à une vitesse incroyable. Je ne suis pas sûr de reconnaître mon pays si j’y rentre aujourd’hui après 13 ans d’exil. Observant l’évolution de la société iranienne à travers mon écran mais aussi échangeant avec ma famille et mes amis tous dans le pays, je craindrais d’y paraître ringard une fois sur place. Pour arriver à ce stade de bouleversement sociétal et pour continuer sur cette même voie, il va falloir de l’espoir : celui de faire advenir changement et progrès. Il faudrait sinon se résigner face à la déception.
Pourquoi j’écris cet ouvrage ?
Je reviens sur la question que je me suis posé au début de cet itinéraire : « pourquoi j’écris cet ouvrage ? » La raison principale qui me poussait à écrire était de faire de l’anti-Montesquieu, de raconter l’Iran selon les sources internes du pays. Je souhaitais offrir à mes lecteurs et mes lectrices, le regard interne que beaucoup d’Iraniens et d’Iraniennes partagent sur eux-mêmes et leur pays. Un regard quasi absent dans nos médias ici en France ou ailleurs. Un regard présent mais régulièrement censuré dans leur propre pays. Alors pourquoi ne pas critiquer les traitements médiatiques vis-à-vis des « Autres », des hommes et des femmes d’ailleurs ? C’est ce que j’appelle la « misérographie des Autres » : surfer sur les petites misères des gens afin d’attirer plus de lecteurs et de téléspectateurs, sans faire un travail de fond. C’est pourquoi j’ai essayé de mettre la lumière sur les gloires et les défaites du passé mais aussi du présent de l’Iran et des Iraniens et des Iraniennes.
Et en tant que journaliste, mon engagement, hier comme aujourd’hui, est très exactement cela : dire et faire connaître la complexité de la réalité. Mon engagement est tellement fort que j’ai dû quitter mon pays pour lui. En 2009, il y a eu des élections présidentielles en Iran. Le lendemain des élections, des dizaines de milliers d’Iraniens sont descendus dans la rue pour protester contre les résultats, qu’ils estimaient frauduleux. Les médias et les autorités ont affirmé le contraire, de toute évidence. J’ai voulu dire que la réalité n’était pas celle des médias et des autorités. Pour cela j’ai été arrêté, emprisonné et j’ai choisi l’exil … en France.
En France, j’ai continué mon engagement. Je voulais dire et faire connaître la complexité de la réalité, la réalité de l’Iran. Je voulais démontrer que l’Iran n’est pas juste le pays des ayatollahs et du hijab, même si tout cela existe malheureusement. C'est aussi le pays où plus de 60% des étudiants à l’université sont des femmes, le pays des milliers de blogs, de sites d’information et de comptes sur les réseaux sociaux qui contrent facilement la censure pour informer les citoyens. Le pays du cinéma et de la poésie, le pays qui a offert au monde Maryam Mirzakhani la première femme lauréate de la médaille Fields, le prix Nobel des mathématiques. Mais, même en Iran, les médias étatiques refusent de parler de cette réalité complexe. Présenter l'Iran, mon pays, tel qu'il est, avec ses contradictions, n'intéresse pas n’ont plus les médias mainstream, privés ou publics à l'international. Tout ce dont ils veulent parler et voir, ce sont des ayatollahs et des tchadors.
L’absence du professionnalisme journalistique vis-à-vis des « Autres »
Je vais vous donner un autre exemple. En 2016, j’ai été contacté par une grande chaine publique de télévision pour être interviewé à propos d’une histoire sur les femmes iraniennes. Les médias français s’étaient emparés de cette histoire de femmes iraniennes qui se seraient toutes mises à faire du vélo en violation de la loi religieuse qui soi-disant leur interdirait. Je suis donc allé sur cette chaîne, et j’ai expliqué que la réalité de cette affaire était plus complexe. Cela faisait en effet des mois que des associations environnementales en Iran avaient lancé une campagne pour promouvoir le transport à vélo, plutôt qu’en voiture. (Vous voyez ! On a lancé ça en Iran avant Anne Hidalgo !).
Il se trouve que certaines de ces associations étaient créées par des femmes engagées pour les causes environnementales. Certaines d’entre elles ont organisé « des manifestations » à vélo pour inciter leurs concitoyens à l’utiliser et protester contre la pollution de l’air qui affecte la santé de beaucoup de gens. D’ailleurs, la loi n’interdit pas explicitement le vélo aux femmes en Iran, même si certains religieux désapprouvent cette pratique. Ils font tout pour priver les Iraniennes de leurs droits basiques. Ils ont essayé de saboter la participation des femmes à ces manifestations. Alors, à ce moment-là, cette question est devenue polémique en Iran. Mais en aucun cas les organisatrices et les organisateurs de ces manifestations n’avaient volontairement anticipé une action en faveur des droits des femmes même s’ils sont conscients que le sujet reste toujours polémique dans le pays.
Mais pour les médias mainstream en Farang, parler d’un engagement écologique et environnemental en Iran était beaucoup moins « sexy » que de parler de l’oppression des femmes iraniennes et de leur manifestation féministe à vélo. De montrer que là-bas les femmes sont persécutées alors qu’ici chez nous on a la liberté totale d’aller à la plage en burkini… pardon seulement en bikini.
Cependant, cette tendance misérabiliste envers les « Autres » n’est pas seulement la responsabilité des médias : c’est le public qui veut entendre ce genre de choses, qui est coresponsable. Car le public n’aime pas la complexité. Le public aime l’image des femmes iraniennes victimes, persécutées, privées de liberté. Ou alors les femmes iraniennes en hijab Gucci, qui se font refaire le nez et portent trop de maquillage. Mais ce qu’il y a entre les deux, cela n'intéresse pas le public.
Ce que nous disons ici à propos de l’Iran est vrai pour beaucoup d’autres sujets et beaucoup d’autres pays. Mais moi, j’ai décidé de concrétiser mon engagement, de 2009 à 2022, en choisissant l’Iran car c’est mon pays. J’ai donc eu l’idée d’écrire cet ouvrage pour raconter la réalité de l’Iran que je connais, celle d’un Iran complexe. J’ai essayé de donner la parole aux Iraniennes et Iraniens de terrain, les plus invisibles, parce que ce sont ceux qui y vivent qui racontent le mieux ce pays. Notre site Lettres Persanes a pour devise : Suivez l’Iran depuis l’Iran ! Cet ouvrage est l’expression de la même réflexion.
Dans le prochain épisode, je vous introduirai l’esprit idéaliste iranien. Un idéalisme révolutionnaire mais qui reste en même temps très pragmatique. Cela peut paraître contradictoire mais les Iraniens ont l’habitude des contradictions. En effet, l’idéalisme pragmatique est une spécialité iranienne.
La dédicace
Enfin, ce travail est une dédicace à un ami, Mehdi Mahmoudian, journaliste engagé qui se retrouve aujourd’hui en prison à cause de ses activités en faveur des droits citoyens iraniens. En 2009, il a réussi à documenter un nombre important de manifestants tués par les forces de l’ordre ou par les milices. Ce travail lui a coûté cinq ans de prison ferme. Il a de nouveau été emprisonné en 2021 suite à sa volonté de faire éclore la vérité concernant les victimes des manifestations de novembre 2017. Ces Iraniens descendus dans la rue pour dénoncer les conséquences de la crise économique. Il a aussi activement défendu les victimes du vol 752 d'Ukraine International Airlines abattu le 8 janvier 2020 par erreur, par la défense antiaérienne iranienne peu après son décollage de Téhéran. La justice iranienne l’a condamné à une peine de cinq ans de prison ferme, encore une fois.