Une Révolution menée par les femmes, des rues aux foyers
J'ai traduit du persan un article de Mohsen Hessam Mazaheri, sociologue à l’université de Téhéran. Il montre la profondeur du mouvement "Femme, vie, liberté" en Iran.
“Les voiles qui ont été retirés et ont été rangés dans les placards, ne seront plus ressortis. Les nœuds des foulards qui ont été desserrés ne seront plus serrés, et les châles qui sont tombés sur les épaules, ne seront plus remis sur les têtes.”
La poursuite du mouvement de protestations mené par ces femmes en 2022 montre à quel point celui-ci est sérieux. Bien plus que ne le pensaient le gouvernement et certains analystes.
Cependant, ce serait une erreur de réduire l’impact de cette révolte seulement à son action dans les rues. Une autre partie de ce mouvement, qui est peut-être même plus importante se joue à l’intérieur, dans l’espace privé.
Ces derniers jours, parallèlement à la contestation dans la rue, on a vu naître une agitation dans les cercles familiaux et amicaux menant à des discussions ouvertes (en physique ou en virtuel), à des controverses autour de la question du port du voile obligatoire et des politiques culturelles du gouvernement. Des débats entre le père et ses fils, entre la mère et sa fille, la sœur et son frère, entre la mère et la grand-mère ou encore entre l’ami et l’ami, etc. Si la rue est une scène de cris ; la maison devient une sphère de croyances fragilisées, de tabous effondrés, de certitudes envahies par le doute, de mécontentements transformés en colère et de colère transformée en cris.
Bien évidemment, tous les protestataires, en particulier les femmes religieuses ou traditionnelles, soutenant pourtant les manifestations dans la rue, n’ont pas saisi l’occasion ou n’ont pas eu l’envie de descendre dans les rues. En revanche, elles ont exprimé leur mécontentement sur des stories ou des posts Instagram, avec des tweets, des notes, même avec des citations ou des likes.
Notons bien que même ces petites actions peuvent avoir des répercussions importantes pour les activistes au sein de leur milieu familial, amical et professionnel. Parmi ces actions de protestation, celles des femmes religieuses et traditionnelles revêtent une importance particulière.
Afin de passer de la situation liée au port du voile obligatoire à une situation plus équilibrée et juste, la société iranienne doit passer par une phase de transition. Une étape difficile et coûteuse durant laquelle la société connaitra un niveau important de tensions et même de violence inévitable. Ce que nous vivons ces jours-ci est une sorte d’étape préalable à la phase de transition.
L’incroyable obstination du régime et son insistance à maintenir la politique défaillante du “Gashte Ershâd” - la police des mœurs, ainsi que la colère accumulée, déclenchée par l’arrestation de Sepideh Reshnou (une écrivaine emprisonnée pour avoir protesté en juillet 2022 contre l’intervention d'une femme qui tentait de lui imposer le hijab dans l’espace public à Téhéran) et enflammée par le meurtre de Mahsa Amini, sont devenues de puissants catalyseurs pour la transition de la société iranienne.
Cela dit, même si les manifestations de la rue diminuent un jour et finissent par cesser, la révolte continuera dans la sphère privée. On peut dire que ce mouvement mené par les femmes en 2022 a d'ores et déjà fait réellement avancer les choses aujourd’hui.
Une avancée, qui bien sûr, si le pouvoir se comportait de manière intelligente et réaliste n’aurait pas dû faire couler autant de sang et coûter la vie à plus de nombreux citoyens (environs 200 jusqu’à aujourd’hui selon les estimations).
Même si la dimension de lutte dans la sphère publique (soit dans la rue) de cette révolte ne mène pas à l’issue escomptée, le phénomène ne s’arrêtera pas là pour autant. La situation ne sera plus identique à celle d’avant le 16 septembre 2022. Les évolutions en matière de port du voile amorcées dans les grandes villes depuis une décennie concernent aujourd’hui une plus grande partie du pays.
La création et la diffusion de nouveaux modèles de tchadors et la diversité de types de hijab qui existent à notre époque, font pratiquement du hijab un accessoire de mode au lieu d’un simple voile destiné à couvrir et dissimuler les cheveux. La définition souple de ce qu’est une “femme voilée”, le dévoilage progressif jusqu’au dévoilage complet dans certains milieux professionnels et administratifs non gouvernementaux, ainsi que sur la voie publique et dans les espaces urbains, s’est accéléré et s’est diffusé au-delà des grandes villes. Les voiles qui ont été retirés et ont été rangés dans les placards, ne seront plus ressortis. Les nœuds des foulards qui ont été desserrés ne seront plus serrés, et les châles qui sont tombés sur les épaules, ne seront plus remis sur les têtes.
Même si le gouvernement le voulait, il ne pourrait plus continuer à appliquer cette politique néfaste du port du voile obligatoire, comme c’était le cas par le passé. Même le Gashte Ershâd - la police des mœurs et ses odieux vans qui pullulent dans les rues, ne pourra plus agir comme avant. La peur de de les affronter n’existe plus. Aujourd’hui, si on compare à la situation d’il y a dix ans, la contestation du hijab obligatoire ne mène plus à des punitions aussi restrictives que par le passé.
Dorénavant, les filles et les femmes qui ne croient pas au hijab ou qui ne s’y intéressent plus, prendront plus de place dans les rues. Naturellement, cette vision de l’avenir ne plait pas à certaines parties plus religieuses de la société qui s’opposeront à sa réalisation.
Cette résistance face à l’émancipation des femmes sera plus forte dans deux groupes. D’abord, celui des personnes religieuses traditionnelles d’âge moyen et plus, qui ont généralement une conception préconçue du hijab comme obligation religieuse et pensent à tort, que la disparition de cette contrainte légale du port du hijab entraînerait la société vers un déclin moral. Ils pensent que la “loi laïque” n’a pas la force d’équilibrer la société.
Ensuite, le noyau dur des partisans religieux loyaux au régime, qui, malgré leur usage d’un langage religieux considèrent le hijab comme un symbole politique et l'un des rites non négociables de la République islamique.
Malgré plusieurs appels du gouvernement auprès de ses partisans à manifester en soutien au régime, la participation à ces marches est restée faible.
Le gouvernement a toujours eu l’habitude d’accuser les manifestants de profanateurs de lieux saints. Ainsi, il stimule le sentiment religieux des fidèles qui se rassemblent pour dénoncer ces agissements présumés. Toutefois, la nature sociale de ce mouvement ainsi que le rôle et la place centrale des femmes dans celui-ci le rende unique et les appels du gouvernement à le discréditer n’ont pas suffi à y mettre un terme.
Quoi qu'il en soit, la résistance des deux groupes mentionnés paraît prévisible. Dans un avenir proche, nous verrons probablement d'autres confrontations ou altercations entre les femmes concernant leur soutien ou non au hijab obligatoire dans le métro ou autres espaces publics. Ces débats sont inévitables et acceptables tant qu’ils ne dépassent pas le conflit verbal ou même la confrontation physique peu violente. Toutefois, après des années à semer la haine et la colère dans les deux parties de la société, chacune pensant être majoritaire, il est optimiste de penser que tout se résoudra dans la tolérance et la paix.
Ce qui est nécessaire est que toutes les parties prenantes engagées dans ce conflit majeur essaient de traverser cette étape avec le moins de dommages et de violence possibles, jusqu’à atteindre le stade où la société s’autorégulerait. Une société où la partie religieuse comprendra que sa crainte de laisser la liberté de porter le hijab ou non est infondée et que, par ailleurs, une vie religieuse (pas celle liée au pouvoir bénéficiant des privilèges) est plus aisément réalisable dans un tel environnement.
On peut espérer, même si cet espoir reste maigre, que le régime tire des leçons de tout ce chemin parcouru et de ce mouvement, au lieu de continuer à maintenir des politiques destructrices comme c’était le cas jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, le pouvoir aura la position qui lui revient, celle de la régulation et la médiation, afin que la société iranienne franchisse cette transition en toute sérénité et bénéficie d’une nouvelle renaissance.