Le bilan de "Femme, vie, liberté"
Quelles sont les causes du soulèvement qui a secoué l'Iran en 2022 mais qui inspire toujours le monde entier ? Comment peut-on interpréter son ampleur ? Quel est son horizon à venir ?
Le slogan principal de ce soulèvement était "Femme, Vie, Liberté". Il a ses racines dans les mouvements féministes iraniens et en particulier dans les luttes kurdes dont Mahsa Amini était originaire. Ce slogan est aujourd'hui devenu non seulement un slogan universel en Iran, mais aussi une source d'inspiration pour les mouvements féministes et progressistes dans le monde entier.
Quelles étaient les caractéristiques de ce soulèvement de protestation et comment peut-on interpréter son ampleur et sa durée ? Quelles étaient les causes de ce soulèvement ? Et enfin, quelles leçons peut-on tirer de ce soulèvement et quel est l'horizon à venir ? Hamid Reza Jalaeipour, sociologue à l'Université de Téhéran, a mené plusieurs recherches à ce sujet, dont je publie ci-dessous un résumé pour vous.
L’événement déclencheur
Le 16 septembre 2022, Mahsa Amini, originaire de Saghez une ville dans la région Kurdistan dans l’ouest de l’Iran, est venue à Téhéran avec sa famille pour rendre visite à des parents. Lors d'une visite au parc Taleghani, à la station de métro de ce parc, la patrouille de la police des mœurs l'a arrêtée en raison de sa tenue vestimentaire et l'a emmenée au quartier général de la police des mœurs. Quelques heures plus tard, Mahsa a perdu connaissance et est décédée à l'hôpital après quelques jours en raison d'une fracture du crâne et d'une hémorragie cérébrale. Cette mort injuste a endeuillé de nombreux Iraniens.
Des journalistes comme Niloufar Hamedi ont montré par leurs enquêtes que Mahsa Amini est décédée suite des coups reçus à la tête lors de sa détention. Après la publication de ce rapport dans le journal Shargh et plus de détails sur son compte Twitter, Niloufar Hamedi a été arrêtée et emprisonnée par les forces de sécurité.
Les manifestants sont progressivement descendus dans les rues des villes iraniennes, déclenchant des manifestations de rue. Ces soulèvements de protestation sont devenus connus sous le nom de soulèvement de Mahsa et ont commencé vers le 25 septembre 2021, se poursuivant pendant au moins 100 jours.
Après la mort de Mahsa Amini, nous avons progressivement assisté à un soulèvement de protestation dans tout l'Iran. Les vagues de protestations ont duré plus de 100 jours et les répliques de cet événement ont continué jusqu'à un an plus tard.
Nous manquons de chiffres fiables sur les pertes humaines de ce soulèvement. Selon les sources officielles 90% des milliers de personnes arrêtées pendant cette période ont été libérées dans les premières 24 heures. Cependant, plus de 20 000 autres sont restées en prison, la plupart d'entre elles étant progressivement libérées après quelques mois. Des milliers de personnes ont été blessées et selon les estimations les journalistes iraniens, environ 600 personnes ont perdu la vie. Entre-temps, plus de 100 membres des forces de sécurité ont perdu la vie, selon les mêmes sources. Cela témoigne la violence dans les protestations et une augmentation de la répression de la part des autorités iraniennes.
Pour aller plus loin ; Une Révolution menée par les femmes, des rues aux foyers
Les caractéristiques du soulèvement
Dans le Mouvement vert en 2009, des millions de manifestants participaient aux manifestations de rue sans mettre l'accent sur leur identité de genre, mais dans le soulèvement de Mahsa en 2022 (connu ainsi en Iran), les protestations et les slogans avaient une dimension féminine, avec les femmes en première ligne des protestations et les hommes protestataires les soutenant. L'opposition au hijab obligatoire et les cheveux libres des femmes étaient l’élément spécifique de ces protestations. De plus, la demande d'une "vie joyeuse" était un autre aspect du contenu de cette lutte, qui s'exprimait par des chants collectifs et des danses de protestation dans les rues, ce qui la distinguait également des soulèvements précédents.
Selon Hamid Reza Jalaeipour, sociologue à l'Université de Téhéran, après ces protestations, environ 20% des femmes dans les rues des grandes villes iraniennes ne portent pas de foulard.
Ce soulèvement de protestation s'est manifesté extérieurement par des "manifestations de rue", des "rassemblements étudiants dans la plupart des universités et même plusieurs lycées", des "slogans nocturnes des gens dans certains quartiers urbains", des "klaxons de protestation des voitures", des "graffitis" et la "conquête de l'espace virtuel". La chanson "Barayé" est devenue le manifeste de ce soulèvement de protestation dès les premiers jours.
La typologie des manifestant-e-s
La plupart des activistes et des acteurs de ce soulèvement de protestation étaient des jeunes, en particulier des femmes et des filles. Les images de ces protestations dans les médias étrangers étaient telles que certains ont appelé ce soulèvement "la révolution des femmes iraniennes". La principale force motrice de ces protestations venait de la classe moyenne. Dans l'ensemble, les principales couches des villes comme les commerçants, les femmes au foyer et les couches à faibles revenus et défavorisées ne se sont pas jointes à ce soulèvement.
Les universités étaient un autre foyer important de protestation. Traditionnellement, les manifestations étudiantes en Iran se déroulaient principalement dans les universités des grandes villes. Mais les protestations de 2022 ont eu lieu dans plus de cent facultés à travers l'Iran et à plusieurs reprises.
Dans ce soulèvement protestataire, la présence des jeunes n'était pas limitée aux grandes villes comme Téhéran, comme ce fut le cas pour le Mouvement vert, ni confinée à la "périphérie" des grandes villes, comme lors des protestations contre le prix du carburant en 2019. Au contraire, elle s'est manifestée dans plus de 150 villes iraniennes. Ce soulèvement avait à la fois une large étendue géographique et une durée plus longue que les précédents. Les protestations de 2017 et 2019 ont duré moins de dix jours, alors que celles de Mahsa ont persisté pendant plus de cent jours. Les groupes de protestataires comptaient des dizaines et des centaines de personnes, sans atteindre les milliers. Cependant, le nombre de protestations était élevé et elles se répétaient constamment sur une période de trois mois.
Ces protestations ont eu la plus grande représentation dans l'espace virtuel par rapport aux protestations précédentes, notamment dans les productions artistiques telles que les chansons, les textes littéraires, les peintures et les designs graphiques. On peut même dire que le soulèvement protestataire du peuple iranien était plus intense dans l'espace virtuel que dans l'espace réel, ce qui était une autre particularité de ce soulèvement.
La multitude de posts Instagram et Telegram lors des protestations montre que, volontairement ou non, la chanson, la musique et la danse collective faisaient et font partie de la tactique de ces protestations. Cet aspect des protestations n'avait pas de précédent dans les protestations antérieures en Iran.
Le soutien des gouvernements, des artistes et des célébrités étrangers à ce soulèvement était également plus important que lors des protestations précédentes. De plus, les rassemblements de protestation des Iraniens à l'étranger pour soutenir ce soulèvement dans diverses villes occidentales étaient sans précédent. Par exemple, 50 000 Iraniens ont manifesté à Toronto et 80 000 à Berlin.
Les Iraniens à l'étranger soutenaient généralement les manifestants lors des précédentes protestations en 2009, 2017 et 2019, mais ce nombre ne dépassait pas quelques centaines. Cependant, lors du soulèvement de Mahsa, les Iraniens à l'étranger ont protesté à plusieurs reprises avec des foules de milliers ou de dizaines de milliers de personnes. C'était aussi l'une des caractéristiques de ce soulèvement.
La tendance des nouvelles des médias satellitaires persanophones basés en Europe et en Amérique, s'appuyant sur le budget des pays hostiles à l'Iran, en particulier Israël et l'Arabie saoudite (comme la chaîne Iran International), était le renversement rapide du régime et présentait ce soulèvement sous le nom de "révolution". Ces médias, avec leurs "appels de quartier", encourageaient les protestations anti-régime dans les rues et la présence des jeunes et des adolescents, et soutenaient les grèves générales.
Les revendications de ce mouvement n'étaient pas explicites. Au début, les slogans réclamaient la non-imposition du style de vie officiel du gouvernement et s'opposaient au hijab obligatoire, mais progressivement, les slogans de rue se sont transformés en revendications structurelles et anti-régime. En d'autres termes, contrairement au Mouvement vert, ce soulèvement national ne s’identifiait pas "à l'intérieur du système" en quête de "Où est mon vote ?" (le slogan central en 2009), mais s'est positionné "contre le régime".
De plus, comme lors des protestations de 2017 et 2019, la "majorité silencieuse" n'a pas rejoint le soulèvement de Mahsa. Cette majorité silencieuse représente environ 70% de la société iranienne, qui est à la fois mécontente de la performance du gouvernement et ne fait toujours pas confiance à ceux qui, de l'étranger particulièrement, cherchent à renverser le régime.
La réaction du régime
Au plus fort des protestations, le gouvernement n'a pris aucune mesure ou d'atténuation pour réduire les tensions. Comme par le passé, l'effort des autorités s'est concentré sur le contrôle sécuritaire des protestations. Bien que dans les premiers jours, le gouvernement ait respecté le droit de protestation du peuple dans sa propagande, en pratique, on n'a pas précisé aux gens où, quand et comment ils pouvaient exercer ce droit. Dans les jours qui ont suivi, le gouvernement et la radiodiffusion d'État ont qualifié les manifestants d'"émeutiers" et utilisent encore ce terme aujourd'hui pour les désigner.
Pendant cette période, seules trois actions pratiques ont été entreprises par les autorités. Premièrement, le commandant des forces de l'ordre de la province du Sistan-et-Baloutchistan a été remplacé pour le motif de “mauvaise gestion”. Deuxièmement, la chaîne 4 de la télévision d'État a organisé plusieurs programmes avec la participation d'experts et de professeurs certains portants les positions relativement critiques de l’Etat. Troisièmement, vingt mille manifestants qui avaient été arrêtés lors des protestations ou qui avaient fait l'objet de poursuites judiciaires (ainsi que soixante-dix mille autres prisonniers) ont été libérés de prison grâce à une amnistie générale du Guide.
Indépendamment du fait que nous appelions ce soulèvement protestataire un "mouvement", un "non-mouvement" ou une "révolution", la question pertinente est de savoir pourquoi et pour quelles raisons la mort de Mahsa Amini a déclenché un soulèvement protestataire généralisé et prolongé en Iran ?
Hamid Reza Jalaeipour, sociologue et l'un des théoriciens éminents du mouvement réformiste, croit que "le soulèvement de Mahsa a montré que les transformations socio-culturelles de ces quatre décennies post-révolution 1979 sont très sérieuses et que la société iranienne reste “en mouvement”. La société a de sérieuses revendications politiques, économiques et culturelles envers l’Etat. L’establishment iranien résiste à ces demandes et, indifférent aux revendications de 70% de la population, poursuit ses propres idées doctrinaires et illusoires pour créer une civilisation chiite mondiale."
Il semble donc que l'obstination la partie dure du régime et la résistance civile en Iran se poursuivront conjointement. Selon Hamid Reza Jalaeipour, le grand nuage d'incertitude qui plane au-dessus de l'Iran rend difficile la prévision de l'avenir du pays. On ne sait pas si ces nuages nous promettent de la pluie et de la fraîcheur ou des inondations et des décombres.